HANDINews
la Revue des News sur la Formation, le Handicap et l'Emploi
www.Handiprise.org
Handiprise vous renvoie à la consultation de son site pour une information plus complete

Un racisme savant


L'obsession des origines. Texte de Claude Liauzu. Université de Paris 7 (Mots, Mars 1999)


Démographie et histoire des migrations

Pourquoi et comment la recherche démographique a-t-elle fait de l'origine des immigrés un problème. L'écho du livre de Hervé Le Bras sur les démographes et l'extrême-droite, les controverses qu'il a suscitées montrent l'importance de ces interrogations [1]. Mais elles concernent aussi très directement les historiens [2]. Ceux-ci ont, en effet, développé depuis les années 1950 la démographie comme un domaine d'étude privilégié, et l'immigration a désormais une place reconnue dans le discours scientifique sur le passé national.
Aussi, n'est-il pas surprenant que les débats et combats d'idées sur la part d'étrangeté de la société française traversent le milieu des spécialistes. Ce qui est surprenant est plutôt la faiblesse des réactions face aux thèses xénophobes, qui sont affichées dans certains lieux de pouvoir, ainsi que les flous du discours académique, le poids du « sens commun » dans ce discours [3].


1- Equivoques et embarras de Clio

Le chapitre que Philippe Bourcier de Carbon a consacré à l'immigration contemporaine dans l'Histoire de la population française, parue en 1988 (PUF), présentait, sous un habillage scientifique, la quintessence de l'exposé des thèses du Front National : proportion trop importante d'étrangers (dont on nous cacherait l'ampleur), d'étrangers trop différents pour être assimilables, la difficulté majeure étant l'islam, le » jus religionis » musulman interdisant de devenir Français. Or, en leur temps, deux compte-rendus seulement, semble-t-il, ont relevé le caractère inquiétant de ces affirmations, l'un dans Libération par Michelle Perrot, l'autre dans le Monde Diplomatique par Claude Liauzu. La réédition en livre de poche du même ouvrage en 1995, sans que le texte soit modifié ni la bibliographie mise à jour, ne suscita pas non plus de réaction notable. Un autre caractère de ce texte mérite également attention : la prétention à partir d'une discipline -la démographie statistique- de se prononcer sur tout, y compris des problèmes des relations interethniques, de l'islam, etc... Cette prétention paraît d'autant plus indue que la littérature sur ces questions s'est considérablement accrue et compte nombre de titres de qualité, ce que continue d 'ignorer superbement Philippe Bourcier de Carbon.
Plus récemment, la mise en lumière par Hervé Le Bras, dans la revue Passages (n°80, 1996), des liens entre l'extrême-droite et le groupe XDEP (des démographes polytechniciens) conduit à s'intéresser de plus près à l'étude de ces rapports d'un point de vue historique.
On peut certes trouver excessives les accusations de Le Bras contre certains chercheurs et exagérée la thèse même qui est développée dans son livre, Le démon des origines : » la démographie est en passe de devenir en France un moyen d'expression du racisme ». Mais il a démontré la réalité d'affinités entre des spécialistes couverts d'honneurs académiques et le Club de l'Horloge, voire le Front National. Jacques Dupâquier, vice-président du Conseil scientifique de l'Ined, qui a coordonné l'Histoire de la population française déjà citée et dirige actuellement l'Histoire de la population européenne, intervient sur les ondes de Radio Courtoisie et, volontiers, dans National Hebdo et Krisis. Lors d'un colloque récent sur » Morales et politiques de l'immigration » [4], il a fait une large place à des hommes politiques connus pour leurs positions hostiles à l'immigration. On retrouve dans sa préface la thématique et le style de la xénophobie de bon ton : » Dans ce dernier quart de siècle, le problème de l'immigration a émergé au premier plan de l'actualité française, malgré les tentatives des médias, des lobbies et de quelques belles âmes pour le nier, le farder ou le banaliser ».
Il serait difficile de nier la cohérence de ce qui est » vu de droite » dans un paysage où ce qui domine souvent est le vague et l'imprécis. La revue L'Histoire de février 1999, qui vient de consacrer un dossier à » 50 ans d'immigration », fournit, involontairement, une justification à la nécessité d'une réflexion critique, en raison des équivoques des paradigmes et références qu'elle utilise, du poids des idées reçues, des stéréotypes dont fait preuve le numéro.
Pourquoi, tout d'abord, avoir isolé le dernier demi-siècle, alors que la revue se situe volontiers dans la très longue durée et qu'elle avait auparavant mieux respecté les dimensions temporelles du phénomène (par exemple dans son numéro 193, La France et ses immigrés, 1789-1995) ? Ce choix postule implicitement que les immigrés d'origine coloniale ou post-coloniale, -Algériens, Maghrébins, Africains, musulmans... comme on voudra, puisque tout ce monde est allègrement mêlé-, présentent plus de difficultés que les précédents.
Seule la comparaison dans le temps des similitudes et des différences entre les mouvements migratoires italien, espagnol, polonais, juif... d'hier, et les poussées xénophobes des années 1880 et 1930, pourrait confirmer cela. Ce que l'on en sait montre, au contraire, de grandes ressemblances dans les phénomènes de rejet de l'étranger. Faire ainsi de la politique française d'immigration et d'assimilation -mais qui a été aussi d'exclusion- un modèle échappant à une lecture historique, sans en étudier la genèse et les contradictions, c'est s'interdire toute démarche critique. On a le sentiment à cet égard que les auteurs ont soigneusement négligé l'apport de Gérard Noiriel à ce domaine de recherche [5]. Or, le passé oublié c'est l'inconscient de la discipline.
Autre insuffisance de ce numéro qui, pourtant, inclut un glossaire, le terme ethnie, conjugué dans toutes ses variantes, (multiethnique, ethnicisation, ethnicité..., et bien sûr, guerres ethniques) n'est pas défini ! On y apprend, par contre, qu'un Français de souche est » un Français dont les parents sont nés en France », ce qui exclut un bon million de pieds noirs et autres nationaux expatriés, ainsi que le fruit de leurs oeuvres avec tous les natifs (mais il est vrai qu'ils sont musulmans) des trois anciens départements d'Oran, Constantine et Alger. Quant à » origines ethnoculturelles », la formule nous rappelle que le terme ethnie porte bien autre chose que les euphémisations permises par le registre culturel, quelque chose perçu comme d'une nature différente de la nôtre. En clair, à un ensemble de représentations liées à la notion, à l'imaginaire de la race.
C'est bien à cette dimension que renvoie l'obsession des origines, à la menace que ferait peser l'étranger sur la pureté et la cohérence de l'organisme national, au risque de dégénérescence qu'il porte. Ces attitudes traversent l 'étude des migrations.


2- Genèse de l'obsession des origines

Cette obsession est à la source, est le ressort le plus important du domaine scientifique qui se met en place à la fin du XIX° siècle. Tel est le cas pour le docteur Adolphe Bertillon, à qui l'on doit un des premiers textes sur le problème dans le Dictionnaire des sciences médicales en 1878, et de son fils Jacques Bertillon, l'auteur de La dépopulation de la France en 1911. Tel est le cas du docteur Gustave Le Bon, qui touche aussi à ce domaine avec une série d'articles des années 1880 publiés par la Revue scientifique [6].
Dans cette longue lignée, on compte de nombreux noms et non des moindres.
(Ainsi chez les démographes : Bertillon père et fils déjà cités, Alfred Sauvy qui, dès 1927, s'attache à cerner les naturalisés, puis revient régulièrement sur cette question par exemple dans Richesse et population en 1943, où il souligne que les immigrés doivent faire l'objet d'une sélection ethnique particulièrement » du point de vue du pays d'origine », ou encore dans Des Français pour la France écrit en collaboration avec le professeur Robert Debré en 1946, P. Dépoid, qui publie en 1942 Les Naturalisations en France : 1870-1940 pour le compte de la Statistique générale de la France. Cette tradition de la démographie statistique se poursuit aujourd'hui à l'Insee et l'Ined. On comprend alors l'importance de XDEP.
(Ainsi, chez les géographes Levasseur, et surtout Georges Mauco, auteur de la première grande thèse dans cette discipline en 1932, Les étrangers en France (Armand Colin, 1932), ou encore André Siegfried, Vidal de La Blache, ou Abel Chatelain qui publie » Méthodes d'enquête démo-géographiques sur les étrangers dans la région lyonnaise », dans Etudes rhodaniennes en 1948.
(Ainsi, encore, les anthropologues. Si la discipline, fondatrice de l'étude des races, ne jouit plus de la splendeur qui a été la sienne au XIX° siècle, elle a accompagné l'étude de l'immigration depuis les Bertillon qui, comme tous les médecins, y tâtaient, jusqu'au docteur René Martial. Ce dernier, bénéficiaire d'un prix de l'Institut, soutenu financièrement par la Fondation Carrel, auteur de nombreux titres parmi lesquels Traité de l'immigration et de la greffe interraciale (1931), Les Métis et Français, qui es-tu ? en 1942, qui fonde sa théorie sur l'étude des groupes sanguins, a eu une influence beaucoup plus grande qu'on ne le croit souvent et que ne le pense G. Noiriel [7].
Son audience n'a rien d'étonnant, car elle vient pour une bonne part des inquiétudes des années trente. En effet, ce type de littérature foisonne dans les situations de crise, celle des années 1800, celle de l'entre-deux-guerres comme l'actuelle. Ces situations de crises ne se limitent pas à une conjoncture économique, car elles cristallisent un ensemble de facteurs. Elles conjuguent la dissolution du lien social et des doutes identitaires, qui sont dus à la défaite de 1870, ou au traumatisme de la grande guerre, ou au choc des décolonisations et, dans tous les cas, à la hantise du déclin, de la mort de civilisations. En France, plus que dans d'autres pays européens, et pour des raisons évidentes, cette hantise s'est focalisée sur le dépérissement démographique.
Le thème fournit un motif de convergences entre divers courants idéologiques. Le plus important, qui reste aujourd'hui la clef de voute des attitudes négatives envers l'immigration est le natalisme. Pour les natalistes, l'histoire des civilisations et des nations se réduit, à la limite, à la force vitale qu'est censée représenter le dynamisme démographique. A cet égard, Le flot montant des peuples de couleur (Lothrop Stoddard, Payot, 1925) menace les Blancs de submersion. » N'ayons pas peur de la bombe, la menace vient d'ailleurs : bientôt le contraste entre un jeune Sud débordant de vitalité et une Europe vieillissante sera insupportable. Inévitablement alors, le Sud débordera vers le Nord, tandis que l'Europe, ce petit cap, déclinera peu à peu » (Alfred Sauvy, L'Europe submergée, Dunod, 1984).
Pour faire face au danger, Jacques Bertillon, fondateur de l'Alliance nationale pour l'accroissement de la population française en 1896, ou le docteur René Martial prônent, comme un moindre mal, une immigration soigneusement contrôlée assurant un » croisement de retrempe », une sorte de transfusion sanguine. En dépit de ses échecs, ce » robuste centenaire » qu'est le natalisme, comme le dit Hervé Le Bras, reste toujours aussi actuel. Il inspire les pages de Jean Chesnais dans l'Histoire de la population française sur » la crise de la famille, l'individualisme sans limite qui détourne des fonctions parentales, alors qu'une population d'origine étrangère jeune, très structurée par le lien communautaire croît et se multiplie sur le sol national, y introduisant des germes de dissolution... Il nous semble douteux qu'une population vieillissante puisse conserver intacte sa capacité d'assimilation. C'est probablement une dangereuse illusion que d'attendre d'un développement de l'immigration une compensation à la chute de la natalité. La politique démographique doit être globale. Sinon on risque de se trouver, non devant la société « pluriculturelle » dont rêvent les idéologues, mais devant la réalité d'un pays coupé en deux, menacé dans son identité nationale, avec une majorité vieillissante repliée sur ses valeurs et sur ses droits acquis, et une minorité islamique jeune, mal intégrée et plus ou moins agressive » (Histoire de la population française, p. 551).
L'eugénisme, en raison de son souci de protéger les meilleurs contre la masse proliférante des inférieurs, intervient dans le débat sur l'immigration pour pousser à une sélection des entrées [8]. Le modèle américain, les écoles justifiant les quotas décidés par l'Amérique WASP, ont eu une forte influence, en particulier dans les années 1920 et plus encore après 1930. E. Apert s'en fait le champion et rencontre une large audience dans ses mises en garde à l'encontre des Noirs et des Jaunes. En 1926 la Société de médecine publique fait de ce problème le sujet de son 13° Congrès, où le représentant du ministère de l'Intérieur et un inspecteur de la Santé s'alarment de » l'indice avant-coureur du crépuscule de notre civilisation occidentale et du déclin de la race blanche « [9].
La caution demandée à Vacher de Lapouge par les auteurs du rapport introductif à ce congrès montre bien à quel point le milieu scientifique du temps est pénétré par la pensée raciste. Cette pensée est centrale aussi chez un expert comme Georges Mauco. » Parmi la diversité des races étrangères en France, il est des éléments... (asiatiques, africains, levantins même) dont l'assimilation n'est pas possible et, au surplus, très souvent physiquement et moralement indésirable. L'échec de nombreux mariages mixtes en est une vérification. Les immigrés portent en eux, dans leurs coutumes, dans leur tournure d'esprit, des goûts, des passions et le poids d'habitudes séculaires qui contredisent l'orientation profonde de notre civilisation... De trop fréquentes et malheureuses unions entre Françaises et Arabes ou Asiatiques montrent presque journellement jusqu'à quel point l'entente et l'assimilation véritables sont difficiles avec certains éléments » [10].
La Fondation Carrel a assuré la convergence de tous ces courants et les a dotés de moyens considérables (un budget de un franc par Français soit 40 millions de francs) grâce au soutien du régime de Vichy. L'immigration occupe une place importante dans son travail et elle y consacre une partie de sa première publication. » Beaucoup d'immigrants, on le sait, ont été admis en France. Les uns sont désirables, les autres ne le sont pas. La présence de groupes d'étrangers indésirables au point de vue biologique est un danger certain pour la population française. La Fondation se propose de préciser les modalités d'assimilation des immigrants afin qu'il devienne possible de les placer dans les conditions appropriées à leur génie ethnique. Elle procède actuellement au dénombrement et à la localisation de certaines catégories d'entre eux, surtout des Nord-Africains, des Arméniens et des Polonais. Elle étudie en particulier la population arménienne d'Issy-les-Moulineaux, elle cherche à savoir ce que valent les produits du croisement de ces étrangers avec les Français. Il y a déjà en France treize pour cent d'étrangers. Ces étrangers ont été admis sans aucun égard pour leur influence possible sur la population française. Il est indispensable d'avoir une politique de l'immigration et de déterminer quels sont les immigrants dont la présence est désirable du point de vue de l'avenir biologique de la nation » [11].
La Fondation propose donc une réflexion sur cette politique d'immigration. » Il n'est pas indifférent pour un pays comme le nôtre, où les vides des guerres et de la dénatalité devraient être comblés par un apport massif au lendemain de la paix (environ un million pour reconstruire et équiper notre pays) et qui comporte déjà un si grand nombre d'étrangers (10%) d'avoir ou de ne pas avoir de politique d'immigration. Et toute bonne politique d'immigration ne peut être basée que sur une parfaite connaissance des ethnies et des races où seront puisés les immigrants. Qu'il y ait eu dans la noblesse du Languedoc, un Sarrasin ou un juif, cela n'a pas d'importance... mais il n'est pas sans importance que, dans la France démographiquement anémiée du XX° siècle, plusieurs centaines de milliers d'immigrants racialement inassimilables, je veux dire par exemple d'éléments raciaux mongolisés ou négrétisés ou judaïsés, viennent modifier profondément le patrimoine héréditaire de la patrie » [12].
Cette philosophie, certes débarrassée de ses débordements ouvertement racistes, ne disparaît pas des cercles intellectuels et de l'administration à la Libération, loin de là. Elle va inspirer, outre le livre de Debré et Sauvy, Des Français pour la France, certains des travaux de l'Ined (qui prend la succession de la fondation Carrel) et infléchir les décisions du gouvernement. Elle est à l'origine de la tentative d'appliquer des quotas ethniques visant en particulier les populations d'origine méditerranéenne qui n'a été écartée qu'au prix d'une rude bataille analysée avec précision par Patrick Weil [13]. Des hommes comme Georges Mauco, expert de l'Afrique du Nord, puis du gouvernement du Front populaire, de Vichy et de la France libérée, assurent la continuité. Philippe Ariès dans son Histoire des populations françaises, (Seuil, 1947) montre une région minière peuplée de colonies éternellement étrangères. Il s'effraie devant » une véritable invasion, mais méthodique, où les émigrés arrivaient avec leurs prêtres, leurs instituteurs, leurs religieuses. Des cités entières leur furent affectées, qui constituent de véritables villages étrangers, où le français n'est pas compris, où les relents de cuisine rappellent les odeurs d'Europe centrale... Toutefois, cette population n'est pas stable, composée de beaucoup de célibataires, d'étrangers inassimilables, qui vivent en groupes fermés avec leurs églises, leurs écoles, leurs magasins, leurs jeux, étrangers au reste de la population. » (pp.110-111, édition de 1971).

3- Le problème colonial, le problème démographique nord-africain et l'immigration

Mais au même moment, un glissement s'effectue vers les colonisés et en particulier les Algériens, alors que les Arméniens et les Polonais disparaissent du discours politique et du discours scientifique, par exemple des programmes de recherches de l'Ined hérités de la Fondation, comme s'ils avaient brusquement cessé de faire problème.
Le travail le plus représentatif, et le plus remarquable, de la période est assurément celui de Louis Chevalier : Le problème démographique nord-africain, 6° Cahier de l'Ined en 1947. Ce brillant essai semble annoncer, avec un autre consacré à Madagascar, une vocation de spécialiste de la démographie coloniale chez le futur historien de Classes laborieuses, classes dangereuses.
Louis Chevalier montre dans la formulation de sa problématique une maîtrise parfaite des paradigmes de la démographie des années 1940. » Jusqu'à quel point et dans quelles limites numériques et même géographiques une assimilation est-elle possible ? Les facteurs à considérer sont d'ordre physique et d'ordre ethnique. Au point de vue physique, il s'agit de savoir si cette immigration risque de bouleverser les composantes physiques constatées en France et exprimées par une certaine répartition de caractères aussi évidents que la stature, la pigmentation, l'indice céphalique. Au point de vue ethnique, il s'agit de savoir si l'ethnie nord-africaine affirmée par une certaine civilisation, c'est-à-dire une langue, des moeurs, une religion, un comportement général et jusqu'à une mentalité, oppose un refus absolu, un antagonisme total à ce que l'on peut considérer comme l'ethnie française » (p.184).
Non sans céder à la tentation du mythe berbère, Louis Chevalier écarte la priorité attribuée parfois aux données de l'anthropologie physique comme trop incertaines. Trop sulfureuses aussi sans doute au sortir de la guerre comme le constate Alfred Sauvy dans sa préface. Il n'en reste pas moins que le tableau de cette immigration, sur le plan économique, sur le plan sanitaire, sur le plan psychologique est désastreux, et que le métissage est considéré comme négatif.
Plus que les facteurs biologiques, ce sont les incompatibilités culturelles qui sont donc inquiétantes, » une incompatibilité sociale et morale que l'expérience de ces dernières années souligne « (p. 211). Aussi, la constatation s'impose-t-elle. » L'on ne peut se comporter vis-à-vis de l'immigration nord-africaine comme on se comporte vis-à-vis des différentes immigrations européennes. Le dépaysement des Berbères de Kabylie et du Sous est incomparablement plus profond que celui des travailleurs migrants arrivant des provinces de l'Europe les plus reculées et les plus différentes des nôtres « (p. 213). En dernier ressort, c'est bien l'islam qui est en cause. » Beaucoup plus qu'une foi, beaucoup plus qu'une pratique religieuse, beaucoup plus qu'un orgueil communautaire, l'Islam est une manière d'être, de sentir, de comprendre, un tempérament en somme, une psychologie qui crée par derrière toutes les apparences secondaires d'européanisation un profond refus de toute assimilation » (p. 209).
On voit que les stéréotypes n'épargnent pas le chercheur : » L'homme qui semblait définitivement européanisé, se retrouve repris par la nostalgie de son milieu d'origine et par un retour aux pratiques de l'Islam qui rend souvent le ménage impossible ; la rencontre d'un camarade, parfois d'un saint marabout déchaîne une crise de remords, une frénésie de pureté au milieu desquelles la femme française n'a plus que faire, si ce n'est de travailler double, pour permettre à l'homme de procéder cinq fois par jour à ses ablutions rituelles et de prier » (p. 208).
Louis Chevalier ne conclut pas par des propositions précises. il écarte à la fois le refoulement de cette immigration -au demeurant impossible- et le refus d'en voir les difficultés en vertu d'un universalisme ignorant les différences, qu'il juge naïf. L'ouvrage s'achève sur la nécessité d'attribuer aux origines des migrants une importance fondamentale. Faute de quoi, » on risque de constituer en France, dans les années qui viennent, une minorité dangereuse et totalement inassimilable parce que volontairement inassimilée, et comparable en tous points aux minorités ethniques et raciales, celles-là, que l'on peut observer dans d'autres contrées du monde » (p. 213). Fernand Braudel n'est pas très éloigné de ce point de vue quand il s'inquiète de la situation actuelle. « Pour la première fois, je crois, sur un plan national, l'immigré pose à la France une sorte de problème « colonial », cette fois planté à l'intérieur d'elle-même » (L'identité de la France, Arthaud Flammarion, T.II, 1986, pp. 186, 187)
La place attribuée aux origines s'inscrit donc bien dans un courant scientifique qui a une longue histoire. Il n'a été qu'apparemment marginalisé dans les années 1960, sous l'effet des luttes anticolonialistes et de mai 68 et en raison de l'apparition d'une sociologie de l'immigration influencée par ces mouvements. Mais l'éclipse du courant xénophobe n'a pas été durable. Sa réapparition dans des lieux de pouvoirs intellectuels tel que l'Ined et dans l'édition en montre la prégnance. Le glissement de la différence du biologique au culturel, déjà sensible dans le travail de Louis Chevalier - et beaucoup plus précoce que ne le pense Pierre-André Taguieff -, renvoie à une caractéristique française, la conception de la nation comme une longue genèse, qui a eu -et a- une portée sans doute beaucoup plus grande que les références à l'anthropologie physique.
Ce qui fait sans doute l'originalité de la recherche sur l'immigration dans l'Hexagone est donc -en raison d'une natalité exigeant un apport extérieur- l'attention envers les origines destinée à préserver la cohérence nationale. Si l'on ajoute, à la différence de l'Allemagne, la conscience d'être une nation composée et non une race, on comprend cette obsession des origines. Français et immigrés [14] de Girard et Stoetzel en fournit une confirmation » Chaque nation porte en soi la conscience obscure de sa valeur propre et cherche à ne pas altérer son unité par des apports hétérogènes ».
L'oubli de cette longue lignée de la démographie xénophobe, qui est, rappelons-le, comme l'inconscient de la discipline, ne peut laisser indifférents les historiens.


Collectif Les mots sont importants


[1] Le démon des origines. Démographie et extrême-droite, Ed. de l'Aube, 1998.

[2] Sur les rapports entre racisme et science, voir Claude Liauzu, La société française face au racisme de 1789 à nos jours, Ed. Complexe, 1999.

[3] C'est ainsi que, dans la somme encyclopédique de La France et les Français dirigée par Jean-François Sirinelli et Daniel Couty, parue ches Bordas en 1999, on ne trouve ni le terme race, ni racisme, ni xénophobie.

[4] 15 octobre 1997, paru chez PUF en 1998 sous le même titre.

[5] Gérard Noiriel, Le creuset français, Seuil, 1998

[6] Cf. le recueil d'articles parus entre 1887 et 1894 dans la Revue Scientifique publié par les Amis de Gustave Le Bon, Questions de race. Immigration, chance ou catastrophe ? Textes de Gustave Le Bon, 1987, 164 p.

[7] Les Métis, Flammarion, 1942 ; Français, qui es-tu ?, Mercure de France, 1942.

[8] Anne Carol, Histoire de l'eugénisme en France, Seuil, 1995 qui passe rapidement sur le problème de l'immigration.

[9] William H. Schneider, » Hérédité, sang et opposition à l'immigration dans la France des années trente », Ethnologie française, 1994, 1, p. 104 qui est la meilleure étude des thèses du docteur René Martial et des courants favorables aux quotas.

[10] Georges Mauco, Les étrangers en France, op. cit., p. 533. Voir Patrick Weil, » Racisme et discrimination dans la politique française de l'immigration, 1936-1945, 19974-1995 », Vingtième Siècle, juillet-septembre 1995.

[11] » Comment provoquer la naissance d'enfants héréditairement bien doués », Cahiers de la Fondation française pour l'étude des problèmes humains. I- Ce qu'est la Fondation ? Ce qu'elle a fait ? PUF, 1943.

[12] Cité par Alain Drouard, Une inconnue des sciences sociales. La Fondation Alexis Carrel (1941-1945), Editions de la Maison des Sciences de l'Homme, 1992, p. 231

[13] Patrick Weil, art. cité.

[14] Girard Alain, Stoelzel Jean, Français et immigrés. L'attitude française. INED, 1953